Chapitre 15

 

« Je fais une expérience. Une expérience avec des enfants et un gâteau à la crème chantilly. Qu’on me laisse tranquille. »
C’est ce que se dit le boulanger fatigué qui reprend sa place tout au bout du comptoir, à l’entrée de l’arrière-boutique. Il a sa petite table. Son tabouret. Son journal. C’est là qu’il s’installe tous les après-midis en pensant à une bonne sieste pendant que les enfants mettent leurs doigts partout.

Mais aujourd’hui le boulanger n’est pas fatigué. Il attend  la venue du prochain enfant.
On va voir ce qu’on va voir.
Ça dure toute la journée.  Des enfants crient. Des enfants pleurent. Des papas s’énervent. Des mamans disent mais non mon chou, ce n’est pas grave, regarde, il y a de très beaux éclairs au chocolat. Des enfants disent que bien sûr c’est grave et qu’ils ne veulent surtout pas d’éclair au chocolat.

Une maman a dit à la boulangère qu’elle paiera beaucoup d’argent pour acheter les gâteaux. Le boulanger dit que non. Alors la maman dit mais enfin, j’habite une grande maison et j’ai beaucoup d’argent. Vous devez me connaitre, forcément. Le boulanger dit qu’il n’a jamais vu cette dame. Alors la dame dit qu’il va avoir de gros problèmes, qu’elle connait un président. Le boulanger trouve que les présidents feraient mieux de s’occuper des problèmes importants. La dame très énervée prend son petit garçon par le bras. Elle part très vite en disant très fort qu’il y a des limites, que vous entendrez parler de moi.
Ensuite, elle claque la porte et le boulanger retourne s’asseoir derrière sa petite table, tout au bout du comptoir.

Une petite fille avec des boucles blondes et des lunettes rondes reste pendant une heure, les deux mains et le bout du nez collés sur la cloche de verre vide. Son papa lui dit qu’il ne faut pas s’en faire, qu’ils trouveront une autre boulangerie, qu’il y aura d’autres gâteaux. La petite fille dit que non. Après une heure il faut partir. Le papa s’approche de sa petite fille et détache ses mains de la cloche de verre. Il la prend doucement dans ses bras. Il lui dit de ne pas s’en faire mais elle, elle pleure doucement.

Un petit garçon se roule par terre en disant  qu’il va vraiment se mettre très en colère.

Un papa dit à ses deux filles que ce n’est pas grave et qu’il repassera demain. Le boulanger dit qu’on n’est jamais sûr de rien. Qu’on ne sait pas ce qui se passera demain.  C’est difficile de fabriquer un gâteau à la crème si légère qu’on peut voir le jour à travers. C’est difficile et ça ne réussit pas tous les jours. Peut-être que demain, il n’y aura pas de gâteau.

Une petite fille propose son doudou en échange. Le boulanger dit qu’il n’a plus besoin de doudou.
Un petit garçon essaie de se glisser dans l’arrière-boutique. Le boulanger l’attrape par le fond de son pantalon.

C’est l’heure de la fermeture. Assis sur son tabouret, derrière sa petite table, le boulanger fatigué sourit.
On dirait presque qu’il n’est plus fatigué.

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Auteur : Nicolas Esse

Depuis 1962, je regarde les nuages qui passent avant d'aller mourir.

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